Shadow of the colossus
Le jeu vidéo est une forme d'art. Alors que je cheminais sans fin dans les méandres de ma ludothèque, bercé par le seul bruit du vent, je perçus soudain une subtile modification dans l'air, comme si l'atmosphère devenait soudain plus grave, plus majestueuse. Je pris subitement conscience qu'un monument titanesque se dressait devant moi, impassible. Lorsque mes doigts effleurèrent la jaquette, je sentis que me laisser enfin plonger dans cette légende vidéoludique me laisserait transformé, tel tous ceux s'étant avant moi essayé à la découverte de ce mythe, bientôt pilier central de l'une des sagas fusionnant au mieux le jeu vidéo avec son essence artistique pure. Shadow of the Colossus m'ouvrait les bras, et je n'avais plus qu'à suivre le rayon de lumière...
La rétrospective vidéoludique que je vous propose aujourd'hui vous plongera en effet dans les arcanes de l'un des jeux les plus originaux et remarqués de ces dernières années. Shadow of the colossus, sorti en octobre 2005 aux Etats-unis et au Japon, et en février 2006 chez nous, c'est avant tout l'oeuvre d'un directeur, Fumito Ueda; cet artiste du monde numérique, en seulement deux jeux majeurs, est devenu l'idole de tout critique vidéoludique qui se respecte. Il faut dire que sa première production, ICO, bien que relativement peu connue, a fait figure d'OVNI lors de sa sortie en 2001, autant par son gameplay à base d'énigmes et d'exploration que par son univers graphique particulier, onirique à souhait.
L'idée de diriger un garçon (Ico) et une fille (Yorda), cherchant à sortir de l'immense château dans lequel ils ont été enfermés pour une raison mystérieuse, et ce, littéralement main dans la main, a donné l'un des jeux les plus poétiques de notre génération. Le souci du détail et l'immersivité du jeu avaient alors ébahi les critiques, bien que le public n'ait pas vraiment suivi. L'équipe de développement, nommée "Team ICO" dirigée par Ueda, dut par la suite se renouveler pour raisons de contrats; et dès 2003 commença le projet "Next ICO". Lequel devint finalement Shadow of the Colossus; car si le style graphique et les concepts artistiques de base étaient les mêmes, Ueda souhaitait créér une atmosphère différente pour son nouveau jeu, qui n'avait en théorie pas de lien narratif direct avec ICO.
L'accueil réservé à SOTC fut triomphal, cette fois tant de la part des critiques, qui l'encensèrent encore davantage que son prédécesseur, que du public, qui en fit un jeu culte. Ce qui augure du meilleur pour le prochain jeu signé Ueda, The Last Guardian... Mais en attendant, revenons un peu sur les raisons pratiques qui ont fait de Shadow of the colossus une oeuvre si appréciée.
Shadow of the Colossus nous conte l'histoire de Wander, un jeune guerrier qui pénètre sur des terres interdites, en quête désespérée d'une magie scellée, qui lui permettrait de ramener à la vie la jeune fille dont il est visiblement amoureux. Notez que Wander est parfois également appelé Wanda, suite à l'équivalence phonétique entre ces deux noms en japonais; cependant je trouve la première romanisation bien mieux adaptée à la nature de la quête de notre héros, le mot "wander" pouvant signifier "errer" en anglais. L'immense pont liant son pays aux terres abandonnées laisse la place à un vieux temple, lequel semble habité par une entité (divinité?) nommée Dormin. Celui-ci, voyant que Wander possède une épée antique et sacrée, déclare qu'il accordera le voeu du jeune guerrier... A condition que celui-ci remplisse au préalable une quête quasi-homérique: il aura pour mission de parcourir les terres interdites, à la recherche de seize colosses qu'il devra tous vaincre... En suivant le rayon de lumière réfléchi par votre épée, il est temps de partir à la rencontre de votre premier adversaire...
Et c'est autour de ce fil directeur que se déroule l'intégralité du jeu. Toute votre quête se résume en effet à suivre le rayon de lumière qui vous indique l'emplacement de votre prochain ennemi; le vaincre vous ramènera ensuite au temple principal, d'où vous recommencerez jusqu'à ce qu'il n'en reste plus un seul... Simple, mais amplement suffisant étant donné le souffle épique qui habite en permanence le jeu. La première chose que vous remarquerez, c'est l'immensité du pays que vous devrez parcourir: plaines vallons, forêts, monts et déserts se succèdent sous les sabots de votre cheval, jamais identiques, toujours à couper le souffle par leur immensité et la liberté qu'il vous est laissée de les explorer. Car rien ne vous oblige à aller à la rencontre de votre ennemi en ligne droite; vous pouvez vous rendre quasiment où vous voulez sur la carte, ne serait-ce que pour admirer un panorama ou pour satisfaire vos envies de découvertes. De plus, un souci quasiment maniaque à été apporté par la direction artistique aux petits détails favorisant l'immersion. Même si l'on a réalisé bien mieux en matière de rendu graphique d'environnements sur PS2, il est sidérant de voir le soin apporté aux effets d'ombre, de lumières, et tout simplement ceux liés aux lois de la physique. La lumière met en valeur des tons verts, gris et ocres du plus bel effet: nous évoluons dans un décor onirique, mais aussi presque tangible tellement il nous semble respecter des lois logiques.
Le corrolaire de cette succession de paysages désolés, c'est qu'elle vous renvoie sans concessions à votre propre solitude. Car le lieu dans lequel vous déambulez n'est pas du genre à acceuillir la foire mondaine annuelle; et en dehors de quelques animaux innofensifs croisés au détour d'un chemin, vous ne verrez pas âme qui vive. Seul les bruits du vent et des sabots de votre fidèle monture rythmeront votre exploration. De quoi vous rappeler que notre héros n'est qu'un frêle être humain, écrasé autant par l'immensité de son environnement que par le caractère presque désespéré de sa quête. Chaque montagne, chaque étendue de plaine verdoyante vous rappelle avec une éloquence implacable que vous êtes isolé, presque perdu, et englouti par un univers qui vous dépasse. Et en effet, rien dans le jeu ne viendra rompre votre solitude: ni villages à visiter, ni PNJ paumé vous demandant des quêtes impossibles... Pas de monstres bateau à vaincre non plus pour vous défouler entre deux ennemis principaux. Vous êtes totalement seul... Jusqu'au face à face avec les colosses.
Il est difficile de décrire alors la façon dont le jeu sait nous prendre par les sentiments, nous faisant vivre des sensations rarement atteintes devant un simple écran. Tout d'un coup, le bruit du vent fait place à une musique inquiétante, vous signalant que vous approchez du but... Et là, le colosse apparaît,enfin. La musique se déchaîne littéralement en vous emportant dans ses accès de violons épiques, et la solitude que vous aviez vécue jusque là prend soudainement tout son sens: le seul but était de vous faire ressentir profondément le caractère unique de cette confrontation avec un être titanesque et puissant, étrange mélange d'une armure de pierre et de chair velue, dont le seul pas fait trembler le sol. Devant la majesté d'un tel affrontement, les futilités empruntées à la masse des jeux "standard" que j'ai cités au paragraphe précédent semblent bien superflues; pire, elles auraient gâché les seize combats "colossaux" que nous réserve le jeu. Maintenant que le colosse se dresse devant vous, il vous appartient de trouver le moyen de le vaincre. Vos seules armes: un arc, une épée, et votre cerveau! Ni plus, ni moins: vous ne débloquerez au cours du jeu aucune autre compétence, en dehors de la possibilité d'augmenter vos barres de vie et d'endurance durant vos explorations (respectivement, en ramassant des fruits et en tuant des lézards). Et il est hors de question de foncer tête baissée contre un adversaire capable de vous renverser rien qu'en se DEPLACANT. Vous êtes un moucheron armé d'un cure-dent et pouvant lancer quelques aiguilles pointues, face à un être divin et séculaire. Plus encore que lors de l'exploration, vous sentez que votre quête est vaine, prétentieuse et écrasante.
Les colosses sont, cependant, loin d'être invincibles: sur leurs corps se trouvent des symboles de vie lumineux, que vous devez détruire avec votre épée pour remporter la victoire. Encore faut-il les atteindre... Pour celà, vous devez observer le colosse, la façon dont il se déplace ou réagit à vos actions (tirs de flèche...), ainsi que l'environnement dans lequel vous combattez. La combinaison de ces faceurs doit vous donner le moyen de grimper sur le corps du colosse, et d'atteindre enfin son, ou ses points faibles. Malgré les mouvements frénétiques de votre ennemi, destinés à vous faire tomber, et mettant votre endurance à rude épreuve, il ne vous restera alors qu'à larder les points faibles de coups d'épée.
Une façon très intelligente de concevoir les joutes, qui ajoute au jeu une véritable profondeur, et en assure le renouvellement constant. Car si le principe de base que je viens d'exposer ne varie pas tout au long du jeu, les colosses, eux, de même que les environnements dans lesquels vous combattez, sont tous très différents. Ce qui fait qu'il n'y a jamais deux combats qui soient identiques dans Shadow of the colossus. A chaque fois, vous devrez donc élaborer une nouvelle stratégie adaptée à votre nouvel ennemi. Ce qui permet de s'impliquer réellement dans l'affrontement, et de ressentir littéralement le stress de notre héros, et les montées d'adrénaline liées au jaillissement du sang de votre ennemi sous vos coups d'épée. Les combats sont, du moment que vous avez trouvé l'astuce pour prendre l'avantage, des moments de jouissance pure, rappelant magistralement qu'un jeu à visée artistique se doit avant tout d'être un jeu, et de proposer une expérience ludique.
Mais ces combats frénétiques, qui s'enchaînent pour vous mener à votre but, vous poussent rapidement à vous interroger sur les raisons pour lesquelles vous vous démenez. La mort d'un colosse ne vous apporte pas qu'un sentiment de triomphe (proportionnel au temps que vous avez passé à galérer sans trouver l'astuce), mais aussi des impressions liées à la futilité et l'égoïsme de votre quête. Lorsque l'ennemi s'abat, il peut arriver d'être pris de véritables regrets, qui poussent à s'interroger plus avant: était-ce vraiment nécessaire d'aller déranger une créature qui ne m'avait rien demandé, uniquement pour la tuer? Question que Wander ne se pose pas; obsédé par la possibilité de rescuciter sa fiancée, il ne fait que se raccrocher au seul fil disponible, au mépris des conséquences, dût-il plonger dans la folie. Une impression dérangeante que le jeu sait exploiter subtilement, jusqu'au final...
Pour en revenir aux aspects plus terre à terre, vous avez déjà eu un apperçu dans mon résumé de la puissance graphique et musicale que dégageait le jeu. Pour la partie graphique, le jeu de couleurs employé reste restreint, mais il s'accorde parfaitement à l'ambiance; le design et l'animation des colosses est en outre, comme on s'y attend, d'une qualité à couper le souffle. On apprécie toujours le souci du détail, au niveau de la fourrure des ennemis, par exemple, ou le fait qu'une flèche mette un certain temps à tomber de l'endroit où vous l'avez plantée... Et même si la caméra a parfois du mal à suivre toutes vos acrobaties, sans compter que la vision est gênée par les mouvements de votre adversaire, la lisibilité de l'action reste très bonne.
Le jeu est par ailleurs d'une clarté absolue: la prise en main est intuitive, le nombre d'actions possibles étant de toute manière réduit au minimum (optimum?) vital. Et rien n'encombre l'écran de jeu: les barres de vie, d'endurance et l'arme actuellement en main ne sont affichées que si nécessaire, la barre de votre ennemi reste à sa place traditionnelle en haut de l'écran. La carte du monde se dévoile au fil de vos explorations, indiquant une fois vaincus l'emplacement des colosses.
Simple, efficace: exactement ce que prône Ueda dans sa méthode de "conception par soustraction": tout ce qui n'est pas indispensable à l'immersion n'est pas développé dans le jeu; en revanche, les détails accentuant le réalisme sont travaillés au maximum.
Du côté de l'OST, il me semble avoir signalé son intensité épique au chapitre des combats... Des thèmes plus mélancoliques sont également présent, soit pour signaler l'approche d'un colosse, soit pour souligner l'un des rares évènements hors combats du jeu. Le travail du compositeur Kow Otani a été très remarqué, bien qu'il soit relativement "novice" en matière de musique vidéoludique; ses compositions sont davantage destinées à des films ou séries animées. Et le pari sur Shadow of the colossus était risqué, puisque la musique est absente de toutes les phases d'exploration... Mais impossible de nier la grande influence qu'a eu cette bande sonore sur la popularité du jeu.
Shadow of the Colossus s'est ainsi imposé comme une perle rare de l'univers du jeu vidéo, dont l'originalité raffraîchissante a su conquérir de nombreux joueurs. La poésie ambiante et son atmoshère tantôt épique, tantôt dérangeante en ont fait un incontournable, qui certes se savoure différemment d'un jeu d'action/aventure classique, mais ne peut laisser de marbre. Et la durée de vie un peu courte ( une dizaine d'heure pour la première partie, mais si vous aimez les défis, des modes time trial et difficile sont proposés...) ne gâche aucunement l'intensité de votre quête. Au moins, on est quasiment certain ainsi de ne pas voir la lassitude pointer.
De plus, Ico, dont je vous parlais précédemment, a retrouvé une seconde jeunesse dans le sillage de son aîné. D'ailleurs, la fin de SOTC contient une référence flagrante à l'univers d'Ico, laissant suggérer un lien entre deux jeux à priori complètement indépendants. Shadow of the colossus pourrait bien être une préquelle à Ico, Fumito Ueda lui même a d'ailleurs "suggéré" cette possibilité.
Quand à la suite... les fans ont bien évidemment réclamé une séquelle directe reprenant le même principe de jeu, mais c'était sous-estimer un artiste tel que Ueda. A l'E3 et au Tokyo Game Show derniers, les premières vidéos du nouveau projet de la team ICO, The last guardian ont été diffusées. Sur PS3, ce nouveau jeu mettra en scène un jeune homme, que l'on peut supposer être une sorte de moine novice, vu qu'il évolue dans ce qui semble un temple, qui devra faire équipe avec une étrange et mystérieuse créature. L' exploration de ruines et l'art d'échapper aux gardes seront au menu. La chimère qui vous accompagne, constituée d'un curieux mélange d'animaux, vous sera indispensable pour franchir les obstacles: en grimpant dessus, en vous aggripant à sa queue comme à une corde ou en utilisant ses mâchoires à bon escient, vous devrez probablement résoudre des énigmes... Et ce que nous montrent les trailers est alléchant: la créature dégage une impression de vie bluffante, et m'a inspiré une sympathie immédiate; et le style graphique est maintenant caractéristique de la team ICO. The Last guardian aura un lien narratif avec ses deux prédécesseurs, qui ne sera, à mon avis, pas visible du premier coup d'oeil. Shadow of the colossus devient ainsi l'épisode central d'une trilogie, et probablement celui qui aura apporté le plus de reconnaissance à la team ICO. L'année prochaine nous promet donc une nouvelle expérience vidéoludique, qui redéfinira, on l'espère, le concept même d'originalité... Une affaire à suivre de très près, donc. Et alors que je m'en retourne parcourir les plaines dans ma quête insensée, je vous livre en guise de générique final les trailers du prochain volet d'une nouvelle légende vidéoludique...